V2V TRIP

Du vignoble du Jurançon aux vignobles de la Californie, traversée d'un océan en cargo et d'un continent en vélo. From Jurançon vineyard to Napa Valley vineyard, through the Atlantic ocean by cargo ship and from New York to San Francisco by bicycle.

Grandes Découvertes
(25 avril 2006)

Bernard-Jean, dont je suis le voisin de cabine, vient m’annoncer que nous abordons la côte portugaise. En me préparant pour monter au bridge je lève machinalement les yeux vers les hublots. Quelle n’est pas ma surprise de voir s’y inscrire le front de mer de LISBOA. Puisque ma cabine donne sur la poupe, ça veut dire que le bateau pointe vers le large. Je monte donc aux nouvelles sur la passerelle où le pilote local vient d’arriver. De l’avis de Bernard-Jean, nous allons contourner une bouée pour rentrer dans l’estuaire du Tage, ce qui expliquerait notre position.

Un pont plus loin

Le temps est très ensoleillé et pourtant c’est d’une brume de mer qu’émergent petit à petit les deux piles du déjà célèbre pont du … 25 avril (c’est aujourd’hui !). Le pont est suspendu entre les deux rives du TAGE éloignées à cet endroit de plus de 2 km. Le terminal conteneur étant situé au-delà du pont par rapport à la pleine mer, nous pouvons admirer l’ouvrage tout à loisir puisque nous passons dessous.

Permission d’enfants sages

Nous accostons aux docks de l’ALCANTARA situés à égale distance du centre ville et du quartier de BELEM. Nous pensons avoir du temps pour la visite et pour dîner tipico dans la capitale, mais le Commandant nous douche froid en nous apprenant que les opérations à quai seront de courte durée. Nous devons être de retour à bord à 6H (du soir !). De ce fait, nous n’avons qu’une poignée d’heures devant nous. Deux taxis nous amènent au ROSSIO, en bas de l’avenue de la liberté, où se trouve l’information tourisme. Nous sommes très mal renseignés par des employés aussi aimables que des portes de prison à l’époque de la dictature de SALAZAR. Du coup, nous perdons de longues et précieuses minutes à attendre des bus qui n’arriveront jamais.

Œillets rouges

Sur la place, dans les rues, l’ambiance est à la fête. On commémore la révolution. Partout, des marchands à la sauvette vendent des œillets rouges. D’ici de là, des sonos diffusent des chansons et des danses traditionnelles. Visiblement, une manifestation-défilé se prépare. Nous voyons passer beaucoup de gens avec des banderoles pliées. Nous attendons toujours quand surviennent deux policiers en moto qui barrent l’accès à la place et détournent la circulation. Je m’avance vers eux et leur demande, en espagnol, si les bus pourront passer. Ils me répondent en portugais que non.

Conducteur de bus


Christine et wally partent de leur côté, Helga a disparu, happée par un glacier/chocolatier. Bernard-Jean et moi faisons donc mouvement en direction des rues piétonnes qui déroulent sous nos semelles leurs pavés multicolores. C’est le quartier du BAIXA, extrêmement animé à cette heure festive, situé entre l’opéra et la place du commerce. Finalement, par hasard, la petite troupe se reforme au terminal de TAGUS TOUR où stationnent les bus genre "Paris vision" avec impériale en plein air et commentaires par écouteurs individuels en plusieurs langues. Pour une visite d’ensemble, c’est le moyen idéal.

Nous attendons de monter dans le bus quand un groupe de Canadiennes survient. L’une me demande en anglais si elles peuvent m’acheter les tickets. Aucun doute, elles me prennent pour le chauffeur. Je réponds, toujours en anglais, que pour les tickets c’est juste derrière, dans un bus publicitaire. Elles s’exécutent et reviennent en me présentant les pass. C’est à ce moment là que je leur dis que unfortunately I’m not the driver (malheureusement je ne suis pas le chauffeur), que je suis un touriste et que je suis en tête de la file d’attente. Bernard-jean abonde en français. Du coup, les canadiennes se marrent et changent de langue. Elles nous apprennent qu’elles viennent de Toronto. L’une d’entre elles, celle de la méprise, connaît très bien Lourdes et la côte basque. Le fonctionnaire en uniforme survient juste après.

Lisboa

Sous un chaud soleil (il fait 25°C), le bus s’ébranle pour une promenade de 1H40 dans tous les quartiers de la capitale. Nous traversons beaucoup de places souvent pourvues d’imposantes statues, longeons de luxuriants et exotiques jardins publics, côtoyons de belles églises dont la très
fine basilica DA ESTRELLA.

La deuxième partie de la visite nous amène au quartier de BELEM où se trouvent le monument de "la Découverte", œuvre contemporaine sur la rive du Tage qui rappelle que ce sont les Portugais qui ont découvert le monde à l’âge moderne, la tour de BELEM déjà beaucoup plus ancienne, et le monastère DOS JERONIMOS que par manque de temps nous ne pouvons hélas visiter (il y a foule alentours). Je remarque dans ce quartier beaucoup d’immeubles anciens couverts d’azulejos. La plupart sont cependant en mauvais état.

Lumière sans le son

Nous n’avons eu qu’une rapide vision de la ville. C’est un peu frustrant mais, en cargo, c’est la règle du jeu. Nous sommes cependant dédommagés par un appareillage à la nuit tombante. Le pont du "25 avril", la monumentale statue du Christ qui le domine sur la rive opposée et toute la ville se mettent petit à petit à scintiller. Quand le HUDSON quitte lentement l’estuaire du Tage, l’embrasement de lumière est à son maximum. Nous restons muets d’admiration.

Une magnifique fête pour la transatlantique qui commence.

The Strait
(24 Avril 2006)

La vingt-cinquième heure

A bord, le menu du jour comporte trois parties : page de gauche, le «lunch » ; page de droite, le « dinner » ; en bas, à cheval sur les deux pages, les infos du jour. Que sont aujourd’hui ces infos ?

Si les horaires d’ouverture du magasin pour l’achat de cigarettes et d’alcools détaxés vous passionnent autant que moi, vous ne serez pas surpris que je passe tout de suite à la deuxième ligne. C’est encore un horaire mais celui-ci annonce une journée spéciale : nous changeons d’heure pour la première fois de la traversée, à 13H il sera midi. Comme avait écrit Philippe MEYER le Bordelais (voir « friends » dans la présentation du voyage) à Gerry BROOKS le New Yorkais dans un des premiers e-mails qui nous ont mis en contact : by cargo ship, no jet lag (en cargo, pas de décalage horaire). Le décalage y est, mais il est progressif puisque nous allons vivre en tout six changements d’heure en arrière, soit six journées de 25 heures.

J’allais écrire que six méga journées quand on n’a rien à faire c’est un luxe royal. Mais c’est bien plus que ça, en fait. Disposer de temps, c’est aller au-delà de l’économique et donc du luxe qui en est une des expressions, puisque le temps est en ce bas monde la seule valeur non marchande, celle qu’on ne peut ni acquérir, ni aliéner. Peut-être est-ce pour éprouver ce sentiment que vivre la lente progression du cargo constitue une expérience d’exception ?

Gibraltar

A propos de royal, nous voici un peu avant 16H GMT+1, soit 17H en France, en vue de terres que convoitent trois royaumes : Espagne, Maroc et Angleterre. C’est évidemment le détroit de GIBRALTAR, the strait sur les cartes marines. A tribord, en face d’ALGÉSIRAS, le célèbre rocher
sous contrôle britannique est un anachronisme pour les Espagnols. A notre bâbord est le continent africain, avec l’enclave espagnole de CEUTA… que revendique le roi du MAROC.

Carrefour

Nous sommes au cœur du méli-mélo : je veux parler des navires qui franchissent le détroit dans les sens Méditerranée/Atlantique ou l’inverse et ceux qui assurent la liaison nord-sud, pas mal de ferries semble-t-il. C’est dire que la navigation y est compliquée et même dangereuse. Ce n’est pas le célèbre fourmillement du BOSPHORE mais cependant Commandant, Capitaine en second et bon nombre d’officiers arrivent sur le bridge pour garder le contrôle de la situation. Je n’ai pas besoin d’ajouter que les cinq passagers sont là aussi et n’en perdent pas une. Par chance, une magnifique lumière, blanche sur l’Afrique, métallique sur le détroit, vient à point nommé soulever la couverture nuageuse.

La Pâque
(
23 avril 2006)

Constantin

Le stewart se prénomme CONSTANTIN. Physiquement, je trouve qu’il ressemble un peu à MASTROIANI, en beaucoup moins beau d’après HELGA qui est une vivante encyclopédie du cinéma. Poli sans être obséquieux, souriant et doux, CONSTANTIN ne paraît chagriné que lorsqu’on lui refuse un plat par manque d’appétit. Le premier jour, CHRISTINE m’a dit qu’il parlait français. En fait, ses connaissances se limitent à « bonjour », « au revoir », et surtout « bon appétit » ce qui pour un stewart doit se révéler assez souvent utile.

Ce matin, au petit déjeuner, CONSTANTIN apparaît vêtu d’une superbe chemise blanche en strass. Devant le murmure d’admiration qu’il provoque, il explique que c’est aujourd’hui la Pâque orthodoxe. D’ailleurs nous sommes tous, équipage inclus, invités à midi par le Commandant. Vous vous demandez comment nous pouvons comprendre tout ça avec trois expressions françaises, un peu de mauvais anglais et pas mal de roumain : ce sont les mystères de la communication.

De fait, à 11H30, CONSTANTIN et sa chemise apparaissent dans l’encadrement de ma porte. Le stewart me fait signe de le suivre au salon des officiers.

Le rouge et le vert

Le bar a ouvert toutes ses bouteilles et des plateaux de toasts traditionnels couvrent les tables. Mais l’insolite, qui attire tout de suite l’attention, ce sont les œufs peints en rouge ou en vert qui
remplissent plusieurs corbeilles. En ROUMANIE, la tradition veut que le repas de Pâques commence par des œufs durs ainsi colorés. D’après le second mécanicien (qui s’exprime dans un excellent français appris à l’école navale), le colorant est sans danger. De toute façon, lui dis-je, en ce qui me concerne, que ce soit pour les œufs ou pour les huîtres, je ne suis pas friand de coquilles.

No pain, no gain (pas de travail, pas de salaire)

Le sujet des œufs épuisé, le jeune officier mécanicien me dit qu’il travaille sur le bateau depuis huit ans. Il a beaucoup progressé dans notre langue en côtoyant dans les premiers temps un Commandant et des officiers qui étaient tous français. Par la suite, les officiers roumains les ont remplacés. Le rythme de travail est le même (trois mois et demi de mer, un mois et demi à la maison). Seule différence, les Roumains ne sont payés que pour le temps de mer ; ils sont un peu dans la même situation qu’un travailleur intérimaire. Les Français, eux, étaient payés toute l’année. Malgré tout, les salaires perçus sont élevés par rapport au niveau de vie de la Roumanie.

Mondialisation

Résumons-nous. Le HUDSON bat pavillon panaméen. Un équipage international permet à l’armateur d’en réduire les coûts salariaux. Le navire assure la ligne entre deux continents. Il transporte des
marchandises venues de l’autre bout du monde : de mon hublot, j’aperçois les conteneurs « CHINA SHIPPING » et « EVERGREEN ». Et bien, on ne peut pas dire que ce voyage nous coupe des réalités de la macro-économie !

Agneau pascal (bis)

Après les œufs et les toasts, nous passons à table pour le deuxième repas pascal en huit jours et, en ce qui me concerne, le deuxième agneau d’affilée. Même s’il n’a rien du gigot haricots qu’Hélène a
merveilleusement réussi la semaine précédente (où va se nicher la tradition religieuse !) le menu ne manque ni de saveur ni de dépaysement : macédoine et pâté en gelée, soupe d’agneau (un bouillon où baignent les morceaux de viande), agneau grillé et petits légumes. Après le fromage, nous n’irons quand même pas jusqu’à l’agneau à la menthe mais il y aura, pour mes compagnons des gâteaux traditionnels, et pour tous fruits et café.

A 15H passées, je regagne ma cabine. Comme dit Léo WOODLAND : happy days.

Valencia
(22 Avril 2006)

Quatre tiers

Après une très bonne première nuit en mer et un petit déjeuner toujours aussi copieux, je me prépare à une matinée de samedi tout à fait exceptionnelle pour un commerçant, composée comme dit César au Bar de la Marine d’un tiers d’oisiveté, d’un tiers de flemme, d’un tiers de paresse et d’un petit tiers de déplacements techniques destinés à la maintenance : lessive en machine à laver, tri et transfert de photos. Le reste du temps, je m’installe en plein vent pour regarder changer les couleurs de la mer en fonction de la course des nuages, suivre le mouvement des vagues de la formation de l’onde au jaillissement de la crête d’écume, voir monter et descendre l’horizon le long du bastingage.
Et le temps file.
Ne rien faire. Le luxe.

Figure de proue

A 10H le HUDSON est en vue de la côte. A 11H il stoppe pour une longue attente. L’autorisation d’accès au port n’arrive que cinq heures plus tard avec l’apparition sur bâbord de la vedette qui transporte le pilote.

Entre temps, après le lunch, j’entreprends une expédition "découverte" autour du bateau en longeant la coursive qui se faufile sous les conteneurs. Cent mètres à l’aller, cent mètres au retour : on ne peut pas véritablement qualifier l’escapade de trek, de randonnée, ni même de marche. Et pourtant, aller s’asseoir à la proue du navire, le visage fouetté par le vent tandis que claquent les vêtements, ça éloigne tellement le quotidien !
S’évader. La volupté.

Centro ciudad

Quand je reviens au bridge je retrouve des compagnons un peu nerveux. Le plus inquiet est Bernard-Jean. Il pensait que j’avais fait commander un taxi et regrette de ne pas s’en être charger pour arriver le plus vite possible en ville. Christine et Wally, nos amis américains, parlent de remettre à demain dimanche. La plus décontractée est Helga. Quoi qu’il en soit, Bernard-Jean réussit à rattraper le coup après les explications du Commandant concernant les procédures de débarquement et, dès l’arrivée de l’agent portuaire et le contrôle des passeports, une navette arrive à l’entrée du port pour nous conduire au centre-ville de VALENCIA.

Le sud

Christine et Wally partent de leur côté pour une visite en bus touristique ; nous choisissons l’option pédestre. De la baroque Estacion del Norte à la Plazza de toros Monumental, de la cathédrale au Mercat central, nous plongeons dans le Sud : les étroites ruelles qu’emplissent les notes des musiciens, les stores souples avachis sur les balcons en fer forgé, les peintures écaillées ceintes de mosaïques, les coupoles bleues et les tours blondes qui sortent des toits.

El paseo

Le soir vient ; la pluie lui tient compagnie. Tiens donc ! On l’avait oubliée, celle-là, pluie douce, sans conséquence sur les allées et venues du traditionnel "paseo". Ah, le paseo ! Ça surprend toujours. Passe encore pour mes compagnons qui en feront au repas du soir un des sujets de conversation. Mais je suis moi-même chaque fois surpris par cette tradition qui voit déambuler de petits groupes, femmes et hommes, non seulement "habillés" mais qui plus est "endimanchés". Dans le paseo, il y a deux choses qui remuent, les langues et les jambes, et trois éléments immuables qui ne sont pas sans rappeler les règles de la tragédie classique : une seule action (pasear) en un seul lieu (rambla), à un seul moment (tarde). Ici, l’axe du paseo est la Plaza del Ayuntamiento, un bel hôtel de ville et une belle place qui prennent avec la nuit un relief exceptionnel.

La paella

Ai-je besoin de vous donner le menu de la cena ? Si, quand même, parce qu’il y a tellement de variantes du même monument culinaire… C’est obligatoirement un plat pour deux. Bernard-Jean s’étant mis hors-jeu, ce sera "de verduras" pour Christine et Wally, "de mariscos" pour Helga et
Bernard. Mais pour tous : paella valenciana. Olé !

Master and Commanders
(21 Avril 2006)

Prendre des forces

A 7H précises, le premier petit déjeuner à bord réunit les 5 passagers. Je n’ai pas eu de mal à me lever après une mauvaise nuit due au bruit : souffle de la climatisation, ronflement sourd des moteurs auxiliaires, claquement des conteneurs à la dépose. Sur la table, il y a de quoi se remettre. Café, thé, chocolat, jus de fruits, jambon, fromage, saucisson, yaourts, fruits, beurre, miel, confiture auraient déjà suffit. Il s’y ajoute une succulente omelette au fromage.

Le château

Je profite de la matinée pour prendre quelques photos à terre et découvrir le bateau. L’accès aux espaces conteneurs est interdit à quai pour des raisons de sécurité. Point d’interdictions dans le château centre de vie et centre tout court du navire.

Au niveau 1 et 2, juste au-dessus de la salle des machines se trouvent les locaux de service et de maintenance. C’est là que Red Dog a passé la nuit. Viennent ensuite en montant : au niveau 3 la coursive équipage, au 4 les cuisine, salles à manger, salon, salle de sport ; au 5, la coursive officiers regroupe les cabines des capitaine, mécanicien en second et élèves officiers, plus la buanderie officiers/passagers. A l’avant-dernier étage est la coursive commandant, chef mécanicien, passagers et salon bar/TV passagers. C’est donc la que se trouve ma cabine, en fait un véritable studio. Enfin, la passerelle de commandement (le « bridge » en anglais, terme que tout le monde utilise ici) coiffe le tout au 7ème étage.

The bridge

Les passagers ont accès libre à la passerelle. J’y passe la plus grande partie de cette première journée à bord. L’endroit est très attirant.

Il y a d’abord la vue : 180° de surface vitrée, c’est du cinéma permanent sur écran géant. Le beau temps qui règne sur FOS apporte la lumière indispensable au spectacle. D’ici le terminal conteneurs ressemble à un immense jeu de cubes multicolores animé par les engins de manutention.

Il y a ensuite la découverte des instruments de navigation, la plupart très sophistiqués, quoique…

Quand le second m’explique le remplissage des ballasts, tout se passe devant un panneau de 3m de long sur la moitié de haut où des instruments de pression et des signaux lumineux apportent toutes les informations utiles, le tout étant évidemment géré par informatique. C’est après 10 minutes d’explications, je dois dire assez claires quoique très techniques et en anglais, que l’officier m’invite à un déplacement de quelques mètres sur tribord. Là, entre un ciré et des casques de chantier, une feuille de papier est scotchée à la cloison. Un fil à plomb pend devant la feuille où quelques graduations sommaires… au crayon permettent de vérifier le bon équilibre du bateau.

Plus tard, dans la nuit, tandis que le HUDSON creuse son sillon silencieux dans le golfe du Lion, l’officier de quart m’explique le fonctionnement des radars, toujours en anglais. Les bateaux qui croisent dans les parages (« the targets », les cibles) sont parfaitement repérés. Un simple clic et nous savons tout d’eux : vitesse, direction, temps jusqu’au croisement, etc. A un moment l’homme pointe la cible 41, proche de nous sur l’écran, et m’amène près de la baie vitrée. Je devine qu’il pointe un doigt dans le noir. Je ne vois rien. Une paire de jumelles m’arrive dans les mains ; et effectivement, je vois les feux de la cible 41.

Le pilote

Entre temps nous avons appareillé. Vers 14H, la coupée (je veux dire l’escalier par lequel on monte à bord, the gangway in English) a été repliée sur le flanc bâbord, et le remorqueur est venu prendre en remorque le cargo tandis que le pilote accédait au bridge. Le pilote, employé portuaire local a pour mission de faire sortir et entrer les navires. Il connaît parfaitement les caractéristiques de son port, largeur du chenal, courants, haut-fonds. C’est donc un auxiliaire important pour la manœuvre. Quant au rôle du remorqueur, tout le monde le connaît.

Silence !

Les amarres sont larguées, l’Abeille Provence commence à tirer le cargo qui s’éloigne du quai insensiblement.

Le timonier, le commandant et le pilote sont alignés devant les commandes. Le second" se tient en retrait devant les instruments de navigation. Un silence absolu règne, seulement rompu de temps en temps par les ordres du pilote que le timonier répète, les liaisons radio pilote/remorqueur, les conversations entre commandant et second. Ce qui donne à peu près :
-(le pilote) Four, ten.
-(le timonier) Four, ten.
Appel nasillard du talkie. Le pilote répond en français.
Silence.
Vingt secondes plus tard
-Four, twenty.
-Four, twenty.
Trois mots en Anglais du commandant au second.
Et ainsi de suite.

Le commandant garde cependant la primauté sur le pilote et peut à tout moment contredire ses ordres. Si un accident survenait à cause du second, c’est le premier qui serait responsable.

Haute mer

C’est dire que chacun est parfaitement concentré et qu’aucun bruit parasite n’est toléré. Assis sagement sur le côté nous suivons le lent cheminement de l’énorme masse entre les bouées vertes et rouges du chenal. Nous dépassons le port minéralier puis les installations pétrochimiques de Lavera et sortons du golfe de Fos. Le pilote salue le commandant et disparaît. Entre temps une vedette rapide est revenue se positionner bord à bord avec le cargo après l’avoir rattrapé. Une trappe s’ouvre au-dessus de la ligne de flottaison. Le pilote en sort et saute sur la vedette qui s’éloigne aussitôt.

Comme les fauteuils d’orchestre sont désertés à la fin du spectacle, la passerelle se vide. Le cargo est maintenant sous pilote automatique. Seuls 2 officiers de quart assurent le contrôle et la surveillance de la route. Le HUDSON file ses 18 nœuds. Nous sommes en haute mer.

Présentations

A 19H nous sommes invités à l’apéritif par le commandant. Roméo STAVAR-VERGEA est Roumain. Du chef mécanicien aux élèves, tous les officiers sont Roumains. Des peintres au Stewart en passant par les électriciens tout l’équipage est Roumain. A part ça, le HUDSON qui assure la ligne Valencia/ Lisboa/ New York/ Norfolk/ Savannah/ Miami/ Malta/ Livorno/ Fos bat pavillon panaméen. Il appartient à la Compagnie Marseillaise d'Affrètement–Compagnie Générale Maritime(CMA/CGM), société de droit français.

Le commandant parle un Français impeccable, comme plusieurs officiers. Ils sont aussi à l’aise en Anglais ; les marins de l’équipage ne comprennent que quelques mots d’Anglais. Le commandant (Master) nous présente un à un tous les officiers. Après deux ou trois verres nous passons à table. Sur ce bateau chacun (officiers, équipage, passagers) a sa salle à manger.

Pour le peu d’exercice qu’on fait, je trouve quand même qu’on mange beaucoup et… souvent.

Semi-Conducteur
(20 avril 2006)

Debout à 3H30, devant l’écran à 4H pour regarder les photos prises la veille par Michel et envoyées par e-mail, chez FOURNIER à 5H : cette fois c’est la bonne !
Éric charge le dernier sac à côté du vélo et s’installe au volant. Je grimpe à son côté. Moteur. Le camion se glisse dans la nuit.

Éric

Tandis que je vis les premières sensations de la route à 2 mètres du sol, Éric et moi faisons connaissance. Il veut me faire parler du voyage aux USA ; j’aimerais qu’il me raconte son métier. Nous imbriquons les questions et les réponses dans la quiétude de la cabine insonorisée. Le courant passe tout de suite. Gestes précis, élocution posée et réfléchie, Éric est un professionnel responsable, représentant d’une PME du transport routier elle-même sérieuse et bien gérée.

Bien au-delà, nous nous découvrons de nombreux points communs. Et je ne veux pas ici évoquer notre physique respectif dont le cumul de poids ne devrait pas augmenter considérablement la consommation de gas-oil ! Éric fait la route par passion. Mais il conduirait avec encore plus de plaisir un « long nose » (littéralement ‘long nez’, camion américain au capot allongé), regrette la moto malgré le grave accident dont il a été victime et la Matra de sa jeunesse dont il aimerait bien retrouver un exemplaire.

Le Midi

La conduite de mon chauffeur est souple et malgré la vitesse modérée, les kilomètres s’égrènent sans que je m’en rende compte. Nous abordons lentement la « Ville Rose » grâce à un petit ralentissement (coucou Isabelle et Éric !), survolons la cité de CARCASSONNE, côtoyons le canal du Midi. Même un petit déjeuner/pause professionnelle obligatoire sur l’aire de NARBONNE-VINASSAN ne peut retenir le temps ni déformer l’espace. Le miroir de la Méditerranée scintille déjà sous le soleil. Suivent très vite les chevaux de la CAMARGUE, les cailloux de la CRAU et FOS-SUR-MER.

Éric me débarque à 13H30 sur un parking de la nationale. Je le retarde un peu et pourtant il ne manifeste aucune impatience, allant jusqu’à tenir le vélo pendant que j’arrime les sacoches. Une vigoureuse poignée de main nous sépare.

Embarquement immédiat

J’ai réservé la veille une chambre d’hôtes à Saint-Chamas sur la rive nord de l’étang de Berre, à une cinquantaine de km de FOS. Je troque donc ma tenue civile contre la défroque cycliste. Avant de prendre la route, je profite de la présence d’une cabine pour appeler « Mer et Voyages » (l’agence de location de la traversée) qui doit pouvoir à cette heure me fournir de nouveaux renseignements sur l’heure d’arrivée du HUDSON le lendemain.

Ce n’est pas une information, c’est une surprenante nouvelle : le porte-conteneurs sera à quai ce soir vers 20H et j’ai la possibilité d’embarquer immédiatement. What!
-C’est sûr ?
-C’est sûr !

Que faire ? Avertir la chambre d’hôtes ou m’assurer d’abord de la véracité de l’info (on n’est jamais assez prudent !). J’opte pour une troisième voie : manger.

Cléopâtre

Entre la recherche du centre-ville (ne suivez surtout pas « Hôtel de Ville » si vous ne voulez pas vous retrouver dans une zone), et un établissement qui vous serve à manger passé 14H, il me faut de longues minutes de divagations et demandes de renseignements pour stopper devant le snack « Cléopâtre ».

Si le nez de Cléopâtre avait été moins long, la face du monde eût été changée et ma journée aurait pris un cours différent. Très bien accueilli par son jovial patron, je confie le sort de mon appétit sans gluten aux bons soins de Christine, la collaboratrice. Je suis à cette heure le seul client de l’estaminet. C’est donc une énorme salade sur mesure que confectionne à mon intention la gracieuse et jolie blonde. Méfiez-vous des blondes mais régalez-vous sans réserve de leur savoir-faire. Au moment du café, j’apprends que le petit noir est offert. Décidément, c’est mon jour.

Les portiqueurs

35 km plus loin, je me présente au contrôle du terminal conteneurs. 18H approchent. J’erre un long moment dans le labyrinthe de gros cubes sans trouver âme qui vive. Je finis par me rapprocher des quais. Le vent fraîchit. Je cherche un abri.

J’aperçois un petit bâtiment. Au-dessus de la porte entr’ouverte, trois grosses lettres : PAM. Je pose délicatement le vélo avant d’oser une intrusion. Une clameur terrible retentit, me clouant sur place : l’OM vient de marquer le troisième but en ½ finale de coupe de France.

Peu après, je suis attablé devant un « Ricard » pour fêter la victoire. Les « portiqueurs » du Port Autonome de Marseille (PAM), m’ont accepté d’emblée et invité illico à leur table. Quand ils ne sirotent pas le pastis, ces hommes évoluent à 25 mètres du sol, dans la cabine accrochée au sommet des grues (portiques). De là, ils commandent un énorme palan suspendu à un fouillis de câbles. L’engin attrape les conteneurs sur les bateaux puis les dépose délicatement sur le quai, et vice-versa. La suite, transporter les cubes et les ranger dans le parc, est l’affaire des dockers dont les engins géants tout droit sortis de la « guerre de mondes » ne sont pas moins impressionnants.

Portiques et engins mobiles exécutent un ballet bien réglé. Qui en est le compositeur ? Où se trouve le chef d’orchestre ? Qui décide du rangement sur les quais comme sur les bateaux ? Difficile en tous cas d’échapper à son destin : les portiqueurs ne disent pas «conteneurs » mais parlent uniquement en termes de… boites. Voilà qui me ramène au rangement dans l’arrière-boutique !

Tapenade et poivrons

Il n’y a pas d’apéritif sans suite. Après le double Ricard, la table se couvre de tartes aux olives, purée de pois chiches, assiettes de tapenade, poivrons à l’ail et à l’huile d’olive, rosé de Provence…

-Vous mangez avec nous (ce n’est pas un ordre, c’est une évidence).
- je ne veux pas vous priver du repas, c’est vous qui travaillez.
- Mais non, on arrose ma nouvelle voiture et la sienne. Venez vous servir, Madame.

Une dame d’une soixantaine d’années vient d’arriver en taxi avec de lourds bagages, pour embarquer elle aussi sur le HUDSON. Comme moi, elle s’est mise à l’abri du vent froid dans le réfectoire du PAM. Elle décline l’invitation, je l’accepte. Ce qui montre encore une fois qu’il n’y a entre automobilistes et cyclistes aucun antagonisme fondamental !

Bienvenue à bord

Le HUDSON entre dans la darse 2 guidé par le remorqueur « Abeille Provence ». Il s’amarre au quai après de longues minutes de manœuvre. Le jour décline. De puissants projecteurs assurent le relais de lumière.

Le chef d’équipe du PAM, un de ses hommes et moi-même aidons Helga (c’est le prénom de la voyageuse) à charger son lourd paquetage dans un fourgon qui va l’emmener au pied de la passerelle. Je fais 300m à vélo.


Sur place nous rejoignons un troisième passager, un autre Bernard, qu’un taxi vient de déposer. Le Stewart nous accueille, des marins empoignent les bagages. Il faut escalader les 48 étroites marches qui mènent à bord. Je confie ma précieuse sacoche de guidon à Helga et me charge de Red Dog. A peine ai-je posé un pied à bord qu’un marin me fait signe de le suivre. Quelques mètres plus loin le vélo est remisé dans sa cabine : la lingerie.

Après vérifications des papiers, nous sommes conduits dans une coursive du 6ème niveau où nous faisons connaissance de Christine & Wallace, un couple d’américains déjà à bord. Je prends possession des lieux avant la douche et l’extinction des feux. Dehors, quelques mètres plus haut, l’un des hommes avec qui j’ai partagé le repas glisse à l’horizontale le long du portique. Le traitement de la cargaison a déjà commencé. Pour un armateur, chaque minute de quai coûte très cher.


Partir c'est ne pas rester

« Tout bien considéré, il n’y a que deux sortes d’hommes dans ce monde : ceux qui restent chez eux et les autres » (R. KIPLING)

Reports

Ne pensez pas qu’il soit si facile que ça de ne pas rester chez soi.
Voyez mon cas personnel. J’avais réservé une traversée FOS/NEW YORK en cargo départ le 26 avril et arrivée le 8 mai. Un mois avant le départ prévu j’apprends que le bateau du 26 est supprimé. On me propose un départ le 20 avril. Accepté. Nouvelle alerte quelques jours après. Le départ est retardé au 21. Problème : mes enfants ont chacun demandé une journée de congé pour me voir partir ; les amis qui veulent m’accompagner en vélo sont eux aussi mobilisés pour le mardi 18.

C’est qu’en effet je dois ajuster le déplacement PAU/FOS en semi-remorque avec FOURNIER LOGISTIQUE SA. Puisque tout est organisé le 18 je décide de maintenir le départ, quitte à séjourner à FOS en attendant l’appareillage. Patatras : ça coince chez FOURNIER. Je ne peux plus éviter le report au 19. Tant pis pour Isabelle et Éric qui doivent repartir à TOULOUSE où ils travaillent, et pour la haie de forsythias en fin de floraison qui fait les frais de mon impatience.

Faux départ

19 avril. Le vélo est chargé, les amis sont là, cyclotouristes chevronnés ou cyclistes d’occasion. En délicatesse avec un poignet douloureux, Michel est venu en voiture. C’est le reporter-photographe du groupe. Chez FOURNIER, on est toujours aussi approximatif. Malgré tout le signal du départ est donné vers 15H30. Dans la traversée de l’agglomération paloise, RED DOG file ses 20 km/h sans problème malgré les 23kgs de charge. Ça passe tout aussi bien dans la montée à 9% du PERLIC : autant de signes encourageants pour la suite. A 17H nous sommes tous chez FOURNIER. Entre attente d’une solution transport et hésitations, le doute s’installe. Après consultation du bureau, une évidence finit par s’imposer : je ne partirai que demain. Malgré tout, je fais connaissance avec Éric BERNARD, le chauffeur. Vélo et bagages sont chargés dans la remorque. C’était prévu : les cyclistes rentrent en vélo. Ça l’était moins : je fais le retour en voiture à côté de Michel.

Ne pas rester chez soi : pas si facile, au fond !