From San Francisco (California)
July 25th
"The past is never dead. It's not even past". William Faulkner in "Requiem for a nun" (1951)
(Le passé ne meurt jamais. Ce n'est même pas le passé)
Skyline drive
Le 23 juillet à 12H51 (Pacific time), j'entre dans SAN FRANCISCO. Je ne roule pas vers l'arrivée. Je vais vers l'accomplissement.
Après tant de routes sillonnées, tant de plaines traversées, tant de collines affrontées, tant de montagnes escaladées, après le crépitement de la pluie, la morsure du soleil, la pesanteur de la chaleur, la puissance du vent contraire ou favorable, après les villes, les champs, les prairies, les forêts, les déserts, après toutes ces femmes et tous ces hommes rencontrés, ces visages entrevus, ces relations ébauchées, ces amitiés nouées, après la souffrance et la douleur, le plaisir et l'émerveillement, après le banal et le grandiose, l'heure est venue de l'achèvement.
Sunset boulevard
Ce voyage aurait pu être différent. J'aurais pu prendre l'avion au lieu du bateau, j'aurais pu appareiller du Havre au lieu de Fos-sur-Mer. J'aurais pu suivre le premier itinéraire (imaginé) par DENVER, MOAB, Grand Canyon et LAS VEGAS, ou le second (conseillé) par Escalante National Park, Great Basin et SACRAMENTO. Mes limites physiques m'ont obligé à en improviser un troisième. Dans quelques minutes, le dernier segment de la longue ligne de 4000 miles tracée depuis le 6 mai dans l'île de Manhattan viendra buter sur le nord de la presqu'île de SAN FRANCISCO, après avoir traversée treize États: New York State, New Jersey, Pennsylvania, West Virginia, Ohio, Indiana, Illinois, Missouri, Kansas, Colorado, Utah, Arizona, California.
Je voulais voir Brice Canyon et j'ai vu Oak Creek Canyon, je voulais assister à un pow how et j'ai été spectateur d'un rodéo, je pensais entendre beaucoup de country music et j'ai été entraîné dans le ragtime et le bluegrass. On imagine, la route décide. Ce qui a été a été. Je n'ai aucun regret.
Ulloa street
J'aurais pu consacrer plus de temps à la découverte des villes, aller voir à droite, à gauche des curiosités, visiter les petits musées locaux, flâner en route. J'ai choisi de rouler sans m'attarder pour arriver tôt à l'étape, assurer l'hébergement (la tente et le couchage n'ont pas servi!), éviter les pics de chaleur, passer avant les orages vespéraux, prévoir une panne mécanique, me donner du temps pour l'intendance et la vie du blog.
J'aurais pu m'arrêter régulièrement dans des bed and breakfast pour partager la vie de couples américains, camper dans les espaces touristiques pour me rapprocher de la nature. J'ai opté pour les motels, souvent impersonnels et standardisés, implantés généralement en périphérie des villes. Ils m'ont assuré un temps personnel pour les nécessités pratiques et la maîtrise des horaires matinaux. Ils m'ont aussi permis de tenir le budget (je n'ai utilisé que les 3/4 de mes ressources) et les délais (j'avais prévu 80 jours, j'en ai mis 79 avec les 4 jours d'arrêt à SALINAS); l'option B&B implique plus de temps pour la recherche d'information, moins de temps sur la route à cause des départs tardifs, au total plus d'étapes. Je ne suis ni socialement inactif, ni fortuné.
Upper great highway
J'aurais pu galérer à cause de gros ennuis mécaniques, rayons défaillants, maillon de chaîne desserti, pédalier dévissé, roue libre cassée. Je n'ai eu qu'une panne de compteur les huit dernières étapes, quatre crevaisons soit une par mille miles et une seule à traiter en bord de route. J'ai un peu râpé une sacoche avant en arrivant au terminal conteneur de Fos à cause d'un trottoir très haut. J'ai cassé mon rétroviseur dans l'est du pays, à une époque où je trouvais encore des cycle shops, et l'ai remplacé quelques heures après par un article robuste et pratique. Mes lunettes de vélo, déjà anciennes et... en ruine ont fini à Parker sous les roues d'un truck. Je n'ai pas eu de mal à trouver mieux deux cents mètres plus loin . Pour le reste, je n'ai rien perdu, rien oublié nulle part.
Quand j'aurai changé les pneus et les patins de freins, passé la chaîne au spray et resserré les câbles, je pourrai reprendre la route en toute sécurité. Il faudra peut-être vérifier l'état de quelques rayons de la roue arrière à cause d'un handicapé moteur (mais qui devait l'être aussi dans la tête) qui, en déplaçant violemment le vélo cadenassé, a entortillé l'antivol autour de la roue et du dérailleur. C'était devant l'épicerie d'un village fantôme où j'aurais pu rester bloqué. C'est un miracle que rien n'ait lâché. Je peux dire merci à Rando-Cycles, le fabriquant, pour la qualité des pièces. Dernière satisfaction, toute personnelle, la chambre à air rustinée qui a équipé la roue arrière après la quatrième crevaison a tenu malgré les 127F de l'avant-dernière étape (53 degrés), preuve pour moi que mes réparations n'étaient pas que... du vent.
Geary avenue
J'aurais pu être accidenté. J'ai vite compris combien dangereuses sont les routes américaines. Tous les jours, avant de partir, je me demandais si je ne commençais pas l'étape où un conducteur maladroit, imprudent ou assassin me percuterait par l'arrière ou me ferait valser par le côté. Je m'imaginais sur la route, membres ou vertèbres fracturés, paralysé ou pire.
En me quittant, le premier jour, Gerry m'avait lancé un amical et très appuyé "go safe" (soyez prudent). Après lui, des dizaines de femmes et d'hommes, partout où je m'arrêtais, m'ont souhaité des "have a safe trip", "good luck", "be safe". Pamela m'a béni. Ma mère a prié pour moi. J'ai pour ma part été toujours prudent, concentré, attentif. Mon regard a constamment balayé dans un mouvement continu le lointain, la chaussée, le rétroviseur. J'ai toujours adapté ma position sur la route aux circonstances de la circulation.
C'est un miracle: je suis indemne.
25th avenue
J'ai souvent eu en tête l'interview sur France-Inter de ce navigateur solitaire qui, il y a deux ans environ, a pulvérisé le record du tour du monde à la voile sous vents contraires. En quête de croustillant, le journaliste voulait le faire parler des galères de santé. Et le marin se bornait à lui répéter: je n'ai pas eu le moindre bobo, je n'ai rien à raconter à ce sujet. L'homme avait 57 ans à l'époque et je m'étais dit: "tiens, mon âge quand je traverserai les USA". Ça doit être un âge favorable.
A part les brûlures de la peau dues à un cuissard, disparues après un achat de vêtements, de courtes étapes et de bonnes pommades, je n'ai moi non plus rien à déclarer. Je peux donner ma trousse à pharmacie au suivant, elle est complète: arnica, belladona, gélules d'Imodium contre la diarrhée, pommade Cicatryl pour la désinfection des plaies, compresses, aspi-venin, Imudon contre les aphtes (qui apparaissent à la première entorse au régime sans gluten), etc, etc. Pas de mal de ventre malgré la cuisine des restaurants, pas le moindre début de rhume malgré les alternances chaud/froid (les clim, ici, ça déménage), pas une piqûre d'insecte, pas une égratignure, pas un coup. Ah, oui: j'ai pris un Doliprane l'avant-dernier jour pour soulager un mal de tête "psychologique" dû à la conjugaison d'un départ trop tardif de chez les Walker et d'une température record sur la route. Avouez que c'est peu. Pour revenir à un comment de JCC, c'est ce que j'appelle la chance.
Lincoln boulevard
Le temps passe.
Depuis que nous parcourons ensemble les boulevards, avenues et rues de SAN FRANCISCO nous approchons du terme. Un écrivain rature une dernière fois les épreuves avant de donner le bon à tirer, un cinéaste demande au monteur une dernière coupure pour corriger une rupture de rythme, un peintre écrase une dernière fois au couteau une parcelle de toile avant de signer son oeuvre. Quant à moi, après tous ces numéros de routes et de rues, il me faut conclure par une dernière voie.
Ce sera Marine drive,
où le voyage de rêve s'achève devant un portail doré, comme l'est, peut-être, la porte du Paradis. En face de nous, l'aérienne structure rouge du Golden Gate bridge* s'élance, légère, au-dessus du bleu profond du Pacific Ocean.
FIN
*Golden Gate = portail doré. Le Golden Gate bridge est le célèbre pont qui relie les deux rives à l'entrée de la baie de SAN FRANCISCO, lieu dit: Golden Gate.
And now? (Et maintenant?)
"The past is never dead. It's not even the past".
Le voyage n'est pas terminé, il va continuer. D'ici quelques semaines, peut-être vers la fin août, je vous livrerai quelques réflexions inspirées par trois mois d'errance transocéanique et transcontinentale. Je vous parlerai aussi de cette grande première qu'a été pour moi la narration du voyage à chaud, c'est à dire du blog, de ses servitudes, de ses magnificences.
A peine un peu plus tard, dans le courant de l'automne, je vous propose une soirée de retrouvailles. J'ai un projet.
"Encore!" allez-vous dire.
Vous avez vu quelques photos sur le blog et vous allez encore en voir (je vous dois toute la fin). Mais mon stock d'images est impressionnant. J'ai l'intention d'utiliser cette "banque" pour faire réaliser par un professionnel un spectacle audio-visuel avec toutes les musiques que j'ai eues en tête sur la route, plus tonique que les interminables séances de diapos qui lassent le spectateur avant de l'endormir. Ce "show" pourrait nous permettre ensuite de bavarder en maniant la fourchette et en vidant quelques bouteilles, de vin de Jurançon ou de... Californie.
Ainsi pourrions-nous partager, ensemble, tous les bonheurs du V2V trip!
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